9 juin 2011

Théâtre absurde

                                   Fluctuat, fluctuat (Anne Marbrun)               Extrait 4




(le mousse va vers le bastingage, prend les jumelles et regarde un moment – les trois autres gardent leur attitude – le mousse regardant toujours se met à rire, d’abord doucement, puis de plus en plus fort)

Le commandant: (augmentant progressivement le volume de sa voix) Héééé là, qu’est-ce qui te faire rire moussaillon ?
Le mousse: C’est Adèle.
Le commandant: Adèle ?
Le mousse: Oui, l’employée du coiffeur. Elle parle avec le marchand de journaux sur le trottoir. Elle fait de ces mines! Je crois bien qu’elle veut le séduire. (à ces mots le docteur et la comtesse se sont levés d’un bloc)
Le docteur: (arrachant les jumelles des mains du mousse) Donne! (il regarde un moment puis les repose en haussant les épaules) Pff! Aucun intérêt.
Le mousse: (d’un air entendu) Ah! Je crois que vous n’avez pas bien regardé, Docteur. Adèle, la belle Adèle, mérite qu’on la regarde mieux.(le docteur est partagé entre le mépris et la curiosité) Vous voyez la main qu’elle a dans la poche de sa blouse… son poing est fermé… il n’est pas fermé sur le vide… Qu’est-ce qui peut bien tenir dans un poing fermé ?… (le docteur regarde à nouveau – la comtesse essaie de regarder aussi) Un objet petit, petit mais précieux pour qu’on le serre comme ça…
La comtesse: (au docteur – bas) Vous croyez que c’est ça ?
Le docteur: Taisez-vous.
Le mousse: Voyons, nous disions un petit objet… Une bille peut-être ? Non. Pourquoi Adèle aurait-elle une bille dans la main ? Alors… une lame de rasoir ? Non, ça la couperait. Une punaise ? Un sucre ? bonbon ? un caramel ?un nougat ? Une bague qu’elle veut offrir au marchand de journaux ? C’est peu probable. Une noix ? Une pièce ? Un bouchon ? Une capsule ? Une pointe? Une vis ? Un écrou ?
Le commandant: (se réveillant soudain et criant) Une vis ! C’est ça !
(tous se tournent vers lui)
Le mousse: Pourquoi ?
Le commandant: (désemparé) Euh… je sais pas, moi. Vous parliez de vis tout à l’heure.
Le mousse: On parlait de vis ? Qui parlait de vis ?
Le commandant: ( embarrassé) Mais… euh…
Le docteur: Vous dites n’importe quoi, Commandant.
Le commandant: Comment ?! mais…
La comtesse: C’est vrai, jamais personne n’a parlé de vis. Vous êtes ivre.
Le commandant: (scandalisé) Ah! ben, ça alors.
Le mousse: Ne lui en veuillez pas, c’est cette épidémie qui le rend bizarre.
Le commandant: (dans un sursaut) Épidémie ! Quelle épidémie ?
Le mousse: Vous voyez.
La comtesse: Il n’est pas atteint au moins ?
Le docteur: Non, la peste est une maladie physique.
La comtesse: (acquiesçant) Ah! oui. Lui, c’est plutôt…
        (le mousse et le docteur acquiescent de la tête – ils prennent tous trois des airs entendus)
Le commandant: (se lève et va prendre les jumelles – dans ses dents) Ouais. Ouais, ouais. (les autres le regardent – il hoche la tête – le docteur ne peut cacher sa curiosité)
Le docteur: (s’approche, hésite, puis) Que voyez-vous ? (le commandant ne répond pas)
La comtesse: Vous voyez quelque chose, Commandant ?
Le commandant: (piqué) Vous savez bien que je suis un malade!
La comtesse: (mielleuse) Oh! Mais nous disions cela pour rire! (le commandant est peu convaincu)
Le mousse: Elle la lui a donnée, Commandant ?
Le commandant: Non, pas encore. Elle a toujours son poing dans sa poche. Ah! Ah! Il se passe quelque chose…
Le docteur: (attrapant les jumelles) Donnez ça.
Le commandant: ( ne cédant pas) Attendez, attendez… Le marchand de journaux sort son portefeuille… oui, c’est ça. Il l’ouvre, en sort… un papier ?
Le docteur: Un billet sans doute.
La comtesse: De combien ?
Le commandant: Il le tend à la fille. Elle sort sa main de sa poche, l’ouvre et fait voir au marchand de journaux ce qu’il y a dedans. Il regarde, prend la chose…
La comtesse: Mais qu’est- ce que c’est ?
Le docteur: Regardez, bon sang!
Le commandant: (toujours sur le ton descriptif) Il la met dans sa poche et se frotte les mains. Et voilà. Il a l’air bien content, ma foi. (il baisse les jumelles – au docteur, narquois) Eh! bien , Docteur, qu’y a-t-il ? Vous n’avez pas bonne mine. Oh! Vous filez un mauvais coton, vous.
Le docteur: (agacé) Oh! Ça suffit.
La comtesse: Mais enfin, vous n’avez pas vu ce qu’elle lui a donné ?
Le commandant: Non, pourquoi ?
Le docteur: (retrouvant son sang-froid) Ne vous inquiétez donc pas, Comtesse. Pourquoi attacher de l’importance à des gestes si anodins ? (il sort sa montre et la regarde) Allez, venez. Je crois que c’est l’heure de notre promenade.