Fluctuat, fluctuat... (extrait 6)
Anne Marbrun
Ceux qui auraient malencontreusement perdu le fil (avouons qu'il y a de quoi) peuvent se reporter aux cinq extraits précédents dans la rubrique "mes écrits".
Les pestiférés, vagues fantômes indéterminés, ont introduit la peste sur le bateau. Le mousse qui a déjà pris de l'ascendant sur le commandant, en prend maintenant sur le docteur.
Le commandant est sur la passerelle. Le mousse est seul, il danse avec son balai, sans musique. Le docteur arrive.
Le mousse : (sans s’arrêter de danser) Bonjour, Docteur.
Le docteur : (sans y prendre garde) Bonjour. (il s’assied sur un transat, allume une cigarette - nonchalamment) Comment vont les pestiférés ?
Le mousse : (s’arrêtant brusquement) Bien, merci. Nous en avons perdu un. Il a rendu l’âme vers la minuit. Mais comme nous en avons un nouveau, nous sommes toujours à quatorze.
Le docteur : Ils sont encore dans la cale ?
Le mousse : Oui, nous sommes un peu serrés bien sûr et puis, avec ce temps, nous souffrons de la chaleur. Enfin ! il faut bien mourir de quelque chose.
Le docteur : Chacun ses peines.
Le mousse : Quand même, c’est vite fait, allez. Tenez, prenez l’aide-cuisinier par exemple. Voilà un garçon qui était en pleine santé, et bien aujourd’hui il a ses bubons.
Le docteur : (pensivement) Ah ! Qu’est-ce qu’on peut faire contre la maladie ?
Le mousse : Je vous le demande.
Le docteur. On est bien peu de choses.
Le mousse : (changeant subitement de ton) Vous n’avez pas fini de débiter des niaiseries ?
Le docteur : (interdit) Mais…
Le mousse : (se met à balayer puis s’arrête) Pfff ! Et c’est docteur, ça ! (se remet à balayer)
Le docteur : (vexé) Non mais, vous voyez ça. Si les mousses nous jugent maintenant, où va-t-on ?
(le mousse balaie dans les pieds du docteur, sans gêne – le docteur se résigne à lever les jambes mais avec un air pincé – le mousse s’éloigne en balayant – le docteur toussote)
Le docteur : Vous le f… Tu le fais exprès ?
Le mousse : (sans s’arrêter – bourru) Quoi ?
Le docteur : La poussière.
Le mousse : Eh bien quoi, la poussière ? Si ça vous gêne, vous n’avez qu’à vous enlever de là. ( un temps – toujours bourru) Après tout, peut-être que la fumée de votre cigarette me gêne, moi. (la colère montant) Vous y avez pensé à ça ? Que je pouvais être gêné, moi aussi. Vous y avez pensé ?
Le docteur (éteignant sa cigarette) Mais, écoutez, ne le prenez pas comme ça.
Le mousse : (sort une cigarette – ton normal) Vous avez du feu ? (le docteur lui donne du feu très normalement) Vous fumez des blondes vous, n’est-ce pas ?
Le docteur : Oui, des blondes ou alors des cigares.
Le mousse : Des blondes le matin, des cigares le soir.
Le docteur : C’est ça, oui. C’est curieux, je n’ai jamais pu fumer un cigare le matin.
Le mousse : Bof, c’est normal. Moi non plus je ne pourrais pas. (ton normal, sans ironie) La fumée ne vous gêne pas ?
Le docteur : Non, non, pas du tout. (un temps) Vous fumez souvent comme ça ? (le mousse ne comprenant pas) Pendant le travail ?
Le mousse : (comprenant) Ah ! oui. Oh ! ça m’arrive, quand j’ai une minute.(un temps)
Le docteur : (se lève calmement, va au bastingage et se retourne brutalement – ton vif) Je sais parfaitement que vous n’avez pas de fiancée. Ne niez pas, la comtesse me l’a dit. Ce n’est pas normal de ne pas avoir de fiancée à votre âge. Vous n’êtes pas normal. Vous êtes en marge de la société, jeune homme. Vous faites partie de ces gens qui, sous prétexte d’originalité, ne veulent pas s’adapter. C’est mal ça, jeune homme, c’est très mal. Il paraît même que vous ne savez pas ce que c’est. Vous confondez ça avec les tulipes et les fourmis. Mais enfin, il est grand temps que vous compreniez qu’il faut…
Le mousse : (l’interrompant) Elle l’a quand même gros.
Le docteur :(hébété ) Hein ?
Le mousse : Le cul.
Le docteur : Que ?…
Le mousse : La comtesse. Elle a quand même un gros cul.
Le docteur : Mais… de quoi parlez-vous ?
Le mousse : De votre fiancée à vous, et de ses gigantesques fesses.
Le docteur : Ah ! vous savez donc ce que c’est.
Le mousse : Une fiancée, oui. Pourquoi ?
Le docteur : Oh ! pour rien.
Le mousse : (brandissant son balai comme une épée) En garde, Docteur, nous jouons la comtesse. (il se bat dans le vide – le docteur est à 4 ou 5 mètres de lui mais esquive quand même les coups, ridiculement) La Comtesse de Briffard… à paupières. Si vous perdez, elle est à moi.
Le docteur : (en reculant vivement) Et qu’en ferez-vous ?
Le mousse : Je l’embrocherai (il tend le bras, le docteur recule) et la ferai doucement dorer au-dessus d’un feu de bois (le docteur saute à droite) comme un agneau ou un porcelet.
Le docteur : (saute à gauche) Et si je gagne ?
Le mousse : Vous ne gagnez pas. Vous êtes trop bête pour ça.(il attaque de plus belle en poussant des cris – le docteur épouvanté recule, puis se sauve carrément, essayant de se cacher – la comtesse arrive – ils ne la voient pas tout se suite, la poursuite continue un moment – le mousse s’amuse beaucoup)
La comtesse : Eh bien, mais qu’est-ce que vous faites tous les deux ? (le mousse arrête sa poursuite – le docteur est très gêné) Répondez, Docteur. A quel jeu stupide vous livriez-vous ?
Le docteur : (gêné) Oh ! mais ce n’est rien, je vous assure. Je …je distrayais ce garçon, voilà tout.
La comtesse : (ironique) J’ai bien eu l’impression en effet, qu’il s’amusait assez.
Le mousse : Nous nous battions en duel, le docteur et moi, et l’enjeu de ce duel… vous étonnerait…
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